1950 - Les années sombres

Garde-chasse et garde-pêche : une profession précaire

 

Avant 1962, année de la création de la fonction publique québécoise, la connaissance de certains hommes politiques était essentielle pour quiconque rêvait de devenir un jour garde-chasse. À cette époque, le patronage est roi et maître; c’est le député qui embauche et souvent lui qui congédie. Les gardes marchaient donc sur des œufs… et appréhendaient généralement avec anxiété le temps des élections. Sachant que plusieurs gardes n’ont pas été épargnés par les multiples purges post-électorales, certains agents de cette époque, aujourd’hui à la retraite, se demandent encore comment il ont réussi à passer au travers de toutes ces tourmentes politiques.

 

Des conditions de travail difficiles

 

En 1952, le salaire d’un garde non-permanent est en moyenne de 75$/mois et celui d’un garde régulier se situe autour de 100$/mois. Si ce dernier possède un véhicule, il reçoit entre 200 et 300$ par année en guise d’indemnisation pour son utilisation dans le cadre de ses fonctions. De plus, il devait se procurer par ces propres moyens son arme de service, ses menottes, ses raquettes, etc. Seulement son insigne et quelques documents légaux et administratifs étaient fournis par le Département de la chasse et de la pêche.

 

Ce n’est qu’après maintes années de loyaux services que le garde obtenait sa permanence et un uniforme. Il était dès lors assermenté pour toute la province, contrairement aux auxiliaires qui l’étaient seulement pour les comtés où ils travaillaient.

 

Certains dirigeants du Département, conscients du maigre salaire que leurs officiers recevaient, allaient même jusqu’à leur conseiller de se trouver un deuxième emploi. C’est ainsi que quelques gardes occupaient leur temps mort en faisant du taxi ou en travaillant dans l’industrie du bois. Cependant, ils devaient malgré tout demeurer disponibles pour répondre aux urgences ou pour effectuer des patrouilles, et ce vingt-quatre heures par jour, sept jours semaine.

 

À cette époque, le Département de la chasse et de la pêche consent à ce que le garde perçoive la moitié de chaque amende qu’il émet. Cette politique, instaurée dès 1941, visait principalement à motiver les gardes dans leur travail et à faire en sorte qu’ils aient, à la fin du mois, un salaire un peu plus décent.

 

 

Plusieurs gardes étaient alors plus ou moins confortables avec cette pratique, celle-ci amenant quelques abus de la part de certains confrères. D’autant plus qu’il faut se rappeler qu’à cette époque, le garde-chasse est à la fois juge et partie, ce qui en pousse quelques-uns à toujours choisir l’amende la plus élevée pour une infraction donnée…

 

Les fondements du braconnage : l’ignorance et la pauvreté

 

Durant cette période, la population est très peu sensibilisée sur les différents règlements régissant les activités de chasse, de pêche et de piégeage. L’ignorance des lois, conjuguée à la pauvreté ambiante des gens, fait en sorte qu’il se déroule dans plusieurs régions du Québec un pillage systématique des ressources fauniques. La pêche au dard et au filet, la chasse en temps prohibée, la capture d’orignaux au collet, la vente de gibier et les surplus de quotas ne sont que quelques exemples de cas de braconnage auxquels les gardes-chasse sont confrontés. Et plusieurs personnes, qui passent la totalité de leurs hivers en forêt, pratiquent de façon incognito un braconnage intensif.

 

Au même moment, le braconnier jouit d’une très grande sympathie auprès du public. Lorsqu’un garde appréhendait un braconnier, c’était souvent le braconnier qui obtenait la sympathie du public. De la même manière, l’arrestation d’un vendeur de gibier permettait malheureusement parfois de faire de la publicité à cette entreprise illégale.

 

 

Le braconnage, motivé par une grande abondance de gibier, est donc solidement ancré dans les us et coutumes de l’époque. La population est loin d’être consciente de l’impact négatif de cette activité illégale sur l’ensemble des ressources fauniques. Ce phénomène rend alors le travail des gardes très difficile. Par contre, ces derniers sont grandement sensibilisés sur le fait que certaines familles doivent pratiquer un braconnage de subsistance, vu leur très grande pauvreté. D’ailleurs, il existe à cette époque un comité chargé de vérifier tous les rapports d’infractions faisant mention que le contrevenant avait braconné par nécessité. Ce comité vérifiait les revenus du contrevenant pour savoir si le geste reproché avait été posé de façon légitime. Si tel était le cas, les membres siégeant au sein de celui-ci pouvaient passer l’éponge sur l’infraction et ainsi annuler l’amende tout en prenant soin de ne pas défier l’autorité de l’agent qui l’avait émis.

L’exemple d’Henri Charbonneau, garde-chasse et garde-pêche

 

Comme mentionné précédemment, nous disposons de très peu d’informations sur ce qu’était le travail du garde dans les années ’40 et ’50 et sur les personnes qu’ils l’ont effectué. Mais il y a fort heureusement une exception. Le père de Jean-Luc Charbonneau, Henri Charbonneau, fut garde à cette époque. Grâce aux précieuses informations données par son fils, lui-même agent de protection de la faune depuis 1971, nous pouvons jeter un peu de lumière sur cette obscure période.

 

Embauché comme auxiliaire vers 1955, Henri Charbonneau obtient sa permanence en 1966 et prendra sa retraite en 1974. Dès ses débuts, il travaille en compagnie de René Bondu dans le secteur nord de Mont-Laurier (Laurentides). Même si lui et son comparse disposent d’une grande connaissance de la forêt, leur travail en tant que garde-chasse est loin d’être une sinécure.

 

Disposant d’un minimum d’équipement, ils s’absentent souvent de la maison familiale pendant de longues semaines afin de parcourir forêts et rivières à la recherche de braconniers ou pour simplement procéder aux vérifications d’usage. Les conditions de travail sont difficiles et très exigeantes. Jean-Luc Charbonneau raconte :

 

« C’est sûr que mon père et tous les autres gardes-chasse de cette époque vivaient de gros stress à cause de leur travail qui était plus souvent qu’autrement très exigeant. Quand ils étaient en forêt, ils ne disposaient d’aucun moyen de communication comme nous en possédons aujourd’hui. Il fallait qu’ils se débrouillent et qu’ils ne comptent que sur eux-mêmes (…). Ils devaient être forts, autant physiquement que mentalement. Ils vivaient de gros stress, ça c’est certain! Mais, pour eux, c’était une vie normale. »

 

Difficultés et stress, parce que travaillant généralement en solitaire, le garde doit faire face à une panoplie de situations qui exigent souvent une bonne dose de courage et de sang-froid. Et quand il est de retour à sa résidence, le repos est de courte durée, sa famille et lui se faisant constamment déranger par des citoyens voulant obtenir les laissez-passer nécessaires pour accéder à certains territoires appartenant à des compagnies forestières ou pour tout simplement acheter un permis. « La vie de famille était alors difficile », nous confie l’agent Charbonneau. Et pour cause! Celle-ci doit se conjuguer avec ces multiples visites généralement faites en des moments souvent inopportuns et avec le brouhaha de la saison de chasse, apportant avec elle son lot de chasseurs venant à la maison pour faire enregistrer leur gibier. « Et la vente de permis, la distribution des laissez-passer ou l’enregistrement du gibier ne donnaient aucun sou de plus au garde-chasse », renchérit-il. Seul un petit montant forfaitaire de quelques dollars par mois lui est donné pour couvrir les frais relevant de l’administration de son bureau à domicile.

 

 

Au dire de l’agent Jean-Luc Charbonneau, le travail effectué durant cette période ressemble beaucoup à celui qui se fait aujourd’hui sauf, bien sûr, en ce qui a trait aux moyens utilisés. Le canot, la tente, les raquettes en hiver et une bonne paire de bottes sont les meilleurs amis du garde-chasse à l’époque. Quant aux infractions, elles sont surtout émises sur le non-respect des quotas et sur la non-possession des permis nécessaires pour pratiquer les activités de chasse et de pêche. De plus, plusieurs causes sont effectuées sur la vente de gibier, notamment concernant la gélinotte huppée, le cerf de Virginie et le l’orignal. Mais un des plus gros problèmes dans le secteur de Mont-Laurier durant cette période est certes la pêche au dard qui prend dès les années ‘50 des proportions de « sport national printanier » au dire de l’agent Charbonneau. En période de frai, plusieurs braconniers sont aux aguets le long des rivières et sur certains lacs afin de capturer de cette façon du poisson. Ainsi, certains cultivateurs des environs s’adonnent à cette activité illégale dont les fruits servent à nourrir certains animaux de la ferme ou tout simplement à « engraisser » leur jardin. D’autres s’y adonnent pour nourrir leur famille, certains seulement pour le plaisir de la chose.

Mais le garde ne fait pas qu’arrêter les braconniers ou distribuer des permis. C’est à cette époque qu’on assiste aux premières interventions des gardes concernant le contrôle des prédateurs. Henri Charbonneau aide notamment de nombreux agriculteurs ayant des problèmes avec les loups. Son fils nous explique :

 

« Dans ce temps-là, les cultivateurs ne savaient pas trop quoi faire quand ils avaient un problème avec des loups qui dévoraient leur bétail. D’ailleurs, beaucoup d’entre eux ne possédaient même pas de fusil… Ils demandaient alors de l’aide auprès du garde-chasse du coin. Celui-ci allait installer des pièges pour capturer les loups et ainsi protéger les animaux de la ferme. »

 

 

Conflits avec le politique, petits salaires, pauvreté ambiante et travail en solitaire dans des conditions souvent difficiles, tel est le quotidien des gardes comme Henri Charbonneau. Mais comme le souligne si bien son fils, tout cela est une vie normale pour les représentants du Département de la chasse et de la pêche chargés de veiller à la protection du patrimoine faunique.